8 juin 2024
Le bon diamètre
Dans ma jeunesse, je fréquentais un lycée qui se trouvait être voisin d’un lycée professionnel – la cantine et le terrain de sport étaient d’ailleurs partagés entre les deux établissements. Les équipes pédagogiques avaient eu la bonne idée de proposer quelques ponts entre les deux univers et c’est ainsi que j’eus pendant ma scolarité quelques cours d’initiation au dessin industriel ou à l’usinage mécanique. C’était facultatif bien sûr, puisque ça n’était pas au programme de ma filière, mais j’adorais ça.
On ne va pas se mentir, la mécanique n’était pas la seule chose qui m’enchantait dans ce rapprochement pédagogique. Il y avait aussi les élèves. De mon côté du monde, dans l’enseignement général, les mecs étaient majoritairement des gringalets à peine pubères bien propres sur eux ; alors que de l’autre côté, tous les mecs avaient fini leur puberté depuis longtemps parce qu’ils avaient tous redoublé deux ou trois fois, et ce n’était que poils, muscles, coupes de cheveux punks et bleus de travail maculés de graisse. Sexuellement, le choix était vite fait !
J’étais proche d’un de ces élèves du monde d’en face. On se voyait pas mal en dehors du bahut pour bricoler nos mobylettes, boire des bières, jouer au flipper ou aller au ciné. Et discuter de cul, vu que le mec était un gros obsédé sexuel. (Comment ça, moi aussi ? Je ne vois pas de quoi tu parles.) Il était incapable de croiser une meuf sans la draguer lourdement, avait des théories extravagantes sur l’orgasme féminin et la meilleure façon d’y amener ses conquêtes, enregistrait le porno de Canal+ chaque premier samedi du mois et nous le montrait ensuite en commentant doctement les performances des actrices. Derrière cette virilité et cette hétérosexualité surjouées, il y avait évidemment un personnage, disons… plus ambigu. Lorsque je me retrouvais seul avec lui, tout devenait prétexte à me toucher : le canapé étroit qui l’obligeait à s’assoir cuisse contre cuisse, la foule dans le métro qui le plaquait contre moi, ou le trajet en mobylette qui le contraignait à s’agripper à ma taille. À la piscine, il insistait pour prendre une cabine pour deux pour nous changer, parce qu’il estimait que deux amis n’avaient rien à se cacher. Un jour, il m’expliqua qu’il m’aimait bien parce que j’étais son seul pote qui acceptait tout ça. Un autre jour, il me confia que ce qui l’excitait dans les films pornos, c’était aussi les acteurs. Un autre jour encore, il m’avoua qu’il adorait se branler dans son bain en s’enfilant une bouteille de shampoing dans le cul, bouteille dont le col avait, je cite : « exactement le bon diamètre ».
Tu vois le genre. Rétrospectivement, l’affaire était claire ! Mais à l’époque j’étais jeune, pas très à l’aise avec mon homosexualité même si j’avais déjà eu quelques expériences, bref, pour que je comprenne qu’on était en train de me draguer, il fallait me mettre les points sur les « i ». Ce qu’il fit un jour à l’atelier de mécanique.
J’étais donc en train d’usiner une pièce sur un tour quand soudain le gars débarque, me demande si tout va bien, si j’ai besoin d’aide, etc. On discute cinq minutes, mon usinage se termine, j’arrête la machine, je desserre le mandrin et je sors la pièce, un gros barreau en acier. Il l’attrape à pleine main, serre ses doigts autour comme pour en apprécier la taille et me sort :
— Hum. C’est comment, par rapport à ta bite ? Plus gros ou moins gros ?
— Haha, t’es con ! J’en sais rien, il faudrait mesurer…
— Ok.
Et avant que j’aie le temps de réagir, il m’attrape fermement l’entrejambe. Le con ! Il ne m’avait encore jamais fait un coup pareil ! Demi-molle immédiate. Je regarde autour de nous. Personne n’a rien remarqué, le prof écrit des trucs au tableau et les autres élèves sont concentrés sur leurs machines. Je chuchote.
— Mais arrête, tu fous quoi ?! Pas ici ! On va passer pour des gros pédés…
— Ouais, t’as raison. Je vérifierai la taille de ta bite plus tard.
Je prends un ton le plus désinvolte possible et du tac au tac, je lâche :
— Si ça t’amuse…
J’essaie de ne rien laisser paraître, mais intérieurement je jubile. Je suis si fier de moi ! De la vraie litote de compétition, cette réponse. Enfoncée, la Chimène du Cid, avec son « je ne te hais point » ! Ce magnifique « si ça t’amuse… », ça ne ferme pas la porte, ça n’exclue rien, bien au contraire, mais tout en insistant bien sur le fait que ce n’est pas moi qui suis en demande, pas moi qui propose, pas moi qui décide. Et ça, c’est très important. Parce qu’il faut bien comprendre que dans ce lycée de banlieue au milieu des années 80, tu ne peux pas révéler une chose aussi compromettante que ton goût pour la bite à des adolescents mâles pour qui l’homosexuel se situe sur l’échelle sociale quelque part entre la pute et le chien errant…
Avance rapide.
Quelques heures plus tard, profitant que mes parents sont absents, nous sommes à poil dans mon lit et les désillusions commencent.
Premier problème, il exige d’éteindre la lumière. Il prétend que bander devant un mec le met mal à l’aise, ça fait trop pédé, il préfère qu’on soit dans le noir pour que je ne voie pas. Sauf que moi, je veux voir ! C’est même ce qui m’intéresse le plus ! Je veux contempler un mec à poil, je veux l’examiner, je veux le mater sous toutes les coutures, je veux l’admirer à loisir ! Tu ne t’en rends peut-être pas compte si tu es né après 1990 ou bien si tu as déjà oublié, mais à cette époque où internet n’existe pas et où les seuls films pornos accessibles sont hétéros, voir un jeune et beau mec à poil, c’est mission impossible ! J’en crève, moi, de ne pas voir des mecs à poil. J’en ai marre d’espionner les copains par les trous de serrure, j’en ai marre de me contenter de reluquer de la bite molle à la dérobée dans les vestiaires du rugby, je veux voir de la queue bien raide, et à vingt centimètres de mon nez, s’il te plait ! Et ce con me le refuse.
Deuxième problème, il insiste pour que je le suce, mais ne veut pas me sucer. Il prétend qu’il a déjà essayé (c’est probablement faux) et qu’il n’aime pas ça (c’est probablement faux aussi). Honnêtement, je n’ai rien contre l’idée de la non-réciprocité, pour tout dire, je trouve même ça très excitant. Sauf que dans les codes du sexe entre mecs des cités, accepter de sucer sans rien en retour, c’est être une pute. Je connais mon gaillard, il m’aime bien, il ne va pas aller raconter à tout le lycée que je suis une petite salope ; mais par contre, je sais qu’il me vannera en privé pendant des mois après coup et ça me fatigue d’avance. Du coup, je refuse aussi. Pas de sucette.
Ne parlons pas de sodomie, ni lui ni moi n’y sommes prêts et de toute façon, on n’est pas équipés. (Car les préservatifs et le gel lubrifiant, à l’époque, ça ne se trouve pas sous les sabots d’un cheval mais en allant demander au comptoir de la pharmacie, ce qu’aucun adolescent pas très à l’aise avec son homosexualité n’osera jamais faire, surtout dans les cités. Sur l’accessibilité des moyens de prévention aussi, it gets better.)
Finalement, on s’est juste branlé dans le noir, tranquillement. Je me rappelle encore de la sensation de sa queue entre mes mains, c’est un excellent souvenir. Ce n’était pas grand-chose, on hésiterait à qualifier ça de relation sexuelle tellement c’était maladroit et peu investi. Mais le lendemain, nous étions tous les deux persuadés d’avoir transgressé un tabou très grave et d’avoir fait une chose très honteuse. C’est là que nos personnalités ont divergé : moi, ça m’a donné envie de recommencer, lui ça l’a convaincu de ne jamais retoucher un autre garçon.
Et il ne m’a jamais dit si moi, j’avais exactement le bon diamètre.