Un tonnerre horrible rompit mon profond sommeil, de sorte que je revins à moi comme quelqu’un réveillé de force ; et levé, les yeux reposés, je regardai autour de moi pour connaître le lieu où j’étais. Je vis que nous nous trouvions sur le bord de l’abîme de douleur, où retentissent d’infinis hurlements ; et cet abîme était si obscur, si profond, si sombre, que jetant mon regard au fond, je n’y discernai aucune chose.

« Nous descendons maintenant dans le monde ténébreux, me dit Virgile : je te précéderai et tu me suivras. » Ce disant, il entra et me fit entrer dans le premier cercle qui ceint l’abîme des Enfers. Là, à ce qu’en pouvait juger l’ouïe, point encore de cris ou de gémissements, mais des soupirs dont frémissait l’air éternel ; et ces soupirs semblaient venir de la tristesse, plutôt que de la souffrance, que ressentait des troupes innombrables de garçons nus.

Le Poète me dit : « Tu ne me demandes point qui sont ces esprits que tu voies ? Regarde leur corps entretenu, leurs muscles saillants, leur torse épilé. Ce sont là les légions qui peuplèrent jadis les clubs de gym du Marais ou de Greenwich Village, les Narcisse qui usèrent le tain des miroirs à force d’y contempler leur reflet. »

Je lui demandai : « Mais, mon Maître, dis-moi, quel fut leur péché ? Pourquoi leur âme hante-t-elle ici les Enfers, surplombant l’abîme ? » Et lui à moi : « Certains firent preuve d’impolitesse sur les réseaux sociaux envers les pauvres et les disgracieux, d’autres bloquèrent sur Grindr tous ceux de leurs semblables qui eurent l’audace de leur adresser la parole sans avoir de photo, d’autres encore se rendirent coupable d’arborer le slogan no pic no dial sur leur profil ; ils ont tous en commun d’avoir commis le péché de superficialité, le péché de n’avoir jamais jugé les autres que sur leur apparence physique, le péché de ne s’être jamais intéressés ni au cœur ni à l’esprit. »

Une grande tristesse me prit à l’écoute de cette réponse, car je reconnus des gens de haute valeur parmi les ombres qui nous entouraient : des chanteurs, des humoristes, des animateurs de télévision…

« Mais, repris-je alors que nous traversions l’épaisse forêt de ces esprits perdus, pourquoi l’air frémit-il de ces soupirs langoureux ? Qu’est-ce qui les fait tant souffrir ? Avons-nous bien franchi la porte des Enfers ? Tant de beaux hommes nus réunis pour l’éternité m’évoqueraient plutôt le Paradis… »

Virgile s’approcha de moi, et baissant la voix pour ne point être entendu des damnés que nous croisions : « Ils soupirent d’envie, bien sûr. Ils se consument de désir les uns pour les autres, la concupiscence les submerge. Seulement voilà. Nous ne sommes pas au Paradis, nous sommes bien en Enfer. Car du plus jeune au plus vieux, du plus imberbe au plus poilu, du moins bien pourvu au plus généreux TTBM, ils sont tous, sans aucune exception, exclusivement passifs. »

Je frémis d’horreur quelques instants à cette révélation du châtiment éternel qui accablait ces esprits ; mais déjà, mon guide descendait un peu plus profondément dans l’abîme et m’entrainait vers le second cercle.

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